Emploi – Collectivités - Mai 2024
Entretien avec Philippe MOCELLIN
Directeur Général des Services de la Ville de Perpignan
DGS « Construire le futur de nos territoires ! » - Part 2/2
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Emploi-Collectivités : Vous semblez dire que la vie démocratique locale n’est pas toujours compatible avec le souci du temps long ?
Ph. M : Oui et il faut dire que nos élus locaux ne sont pas aidés, vivant sous la pression constante des médias et des applications numériques, qui les contraignent, en permanence, à agir dans l’urgence et à mettre en œuvre des solutions, seulement guidées par cet impératif de l’immédiateté.
A cela s’ajoute un foisonnement législatif, aussi complexe que paralysant pour l’action publique locale et alors que l’Etat, plutôt que de se positionner en véritable « stratège », au nom de l’intérêt général, en rajoute dans la production de normes « punitives » et le contrôle bureaucratique tatillon, inutile perte de temps, pourtant si précieux…
J’en profite pour dire qu’il serait en effet opportun, avant tout lancement de nouvelles réformes ou de mesures législatives, de réaliser des études d’impact, destinées, en vue d’une application généralisée, à en mesurer la pertinence et l’opérationnalité.
Les dispositions annoncées en lien avec l’instauration des zones à faibles émissions (ZFE) en constituent un exemple parmi bien d’autres…
A l’instar de la Loi Climat et résilience, adoptée en 2021 et des principes posés par le Zéro Artificialisation Nette (ZAN), dont l’applicabilité a été remise en cause par les élus locaux, parce que mesure jugée comme relevant d’un « urbanisme de tableur Excel » ….
Si la question de la soutenabilité de l’étalement urbain - phénomène corroboré par la diminution en parallèle des populations en cœur de ville - n’est pas un sujet nouveau, il convient néanmoins de tenir compte, à la lumière de l’analyse du géographe Martin Vanier, des besoins et des rythmes différents de consommation foncière entre les territoires.
En sans oublier dans ce débat la situation spécifique de nos agriculteurs et de la nécessaire préservation des terres arables, autre remède à la limitation de l’urbanisation diffuse.
La controverse autour du ZAN atteste, à coup sûr, de cette difficulté consistant à passer de l’expertise à la traduction législative.
En tout état de cause, si la prise en compte du long terme concerne nos collectivités locales, en charge de l’accompagnement, dans la durée, de l’innovation locale, de la création d’activités ou de la protection de la biodiversité…, force est de constater que cette conciliation, entre gestion du présent et construction de l’avenir, s’avère quelque peu chaotique …
D’autant plus difficile que bon nombre de politiques publiques locales s’inscrit dans un horizon temporel, forcément lointain et donc déconnecté de la vie démocratique locale, rythmée par les échéances électorales.
De façon plus générale, nous pourrions dire que nos démocraties auraient, d’un côté, des difficultés à gérer, au regard de ses procédures délibératives, les crises du moment, exigeant alors une forte réactivité et d’un autre, des réticences à s’inscrire sur le long terme…
Emploi-Collectivités : En dépit de ces constats, les travaux conduits dans les territoires, que ce soient, au travers des SCoT, des SRADDET, des PLUID ou des « Plans Climat -Air -Energie » sont pourtant censés répondre à ces enjeux de long terme ?
Ph. M. : Il est vrai que ces procédures, dites de « planification territoriale » auront, d’une certaine manière, aider, toutes ces dernières années, à la diffusion d’une culture de la prospective, renvoyant, en réalité, à l’héritage des années 1960 et à la création du Commissariat au Plan et de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale.
Ces démarches de planification ont impliqué, en première instance, les intercommunalités et les Régions, épaulées par les Agences d’urbanisme, ayant pour mission de fournir les données nécessaires à la construction des politiques d’aménagement.
Si différents territoires, qu’hommage leur soit rendu, ont bien tenté de se lancer, par l’intermédiaire de ces procédures légales, dans de réels exercices d’anticipation méritoires, ceux-ci n’ont pas pour autant complétement évité, selon les configurations locales, les « marchandages », résultats, non pas d’une vision d’ensemble mais de l’addition d’intérêts divergents, voire, dans certains cas, de calculs politiciens…
Sans jeter l’opprobre ou la suspicion sur ces démarches, demeurant cependant, essentiellement « normatives », il faut reconnaître que l’immensité des défis à relever est telle que les exercices de prospective à venir, supposeront un véritable sursaut d’imagination, dépassant précisément les grands « poncifs » de l’aménagement du territoire…
Emploi-Collectivités : Vous incitez à cet égard les acteurs locaux à « chaussez de nouvelles lunettes » … Que voulez-vous dire ?
Ph. M : Je veux surtout insister sur le fait que le destin de nos territoires dépendra d’une capacité collective à faire preuve d’innovation dans les approches et à s’éloigner d’un certain « conformisme », et de tous les conformismes dominants, en sachant écouter les « signaux d’alerte ».
En soulignant cependant qu’à tout projet de territoire à construire correspond nécessairement une grande variété de solutions locales, adaptées aux enjeux, aux atouts et aussi aux contraintes de la ville, du département et de la région concernés.
De ce point de vue, face à l’ampleur des transformations en cours et de la difficulté à anticiper les ruptures potentielles, préparons-nous à opérer des changements de cap, à prendre des risques et à amplifier le dialogue territorial, en réunissant les « forces vives » autour d’objectifs communs.
Autant de réponses à formuler - sur fond de paysage économique fortement dégradé – face, notamment :
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à la « révolution numérique » et la prolifération des objets « connectés », bouleversant l’organisation de nos systèmes « productifs , les modes de stockage de l’information et les conditions mêmes de la souhaitable « réindustrialisation » des territoires, inégalement pourvus en la matière ;
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aux enjeux des quartiers dits « prioritaires » de notre pays, « abritant », depuis plus de 30 ans, en écho à la montée de la précarité, des trafics et à la question de la gestion des flux migratoires, des poches de pauvreté et donc, à la nécessité de redynamiser la « politique de la ville », par de nouvelles approches concernant les politiques de sécurité, de justice d’éducation, de formation et d’animation sociale….
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au vieillissement démographique, bousculant la structure sociologique de nos villes et qui ne sera pas sans conséquence, dans le souci d’assurer un « bien vieillir », sur les besoins de service et leurs usages ;
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ou encore aux différentes formes du dérèglement climatique et à ses traductions visibles, au travers des sécheresses, du montée du niveau de la mer et des impacts constatés sur la faune animal et la végétation, obligeant à repenser notre urbanisme, nos politiques de mobilité, la gestion énergétique de nos bâtiments et l’arborisation du milieu bâti, de nos places et de nos espaces publics,
Et de bien d’autres tendances lourdes…
C’est dans ce contexte global qu’il nous faut « repenser » la dynamique de nos territoires, en privilégiant la coopération entre une grande variété d’acteurs.
« Chaussez de nouvelles lunettes « ce n’est plus seulement raisonner, au sein des territoires, en « stock » mais aussi intégrer les « flux » et les dispositions des habitants à se mouvoir, par un accès au numérique et à des modes de transports diversifiés qui influencent fortement les choix résidentiels et modifient la configuration de nos bassins de vie.
A cet égard si le développement « exogène » d’un territoire est indispensable et incontournable, le dynamisme de celui-ci repose aussi sur des potentialités « endogènes », la force des circuits économiques locaux, la demande de proximité et sur l’implication des entrepreneurs territoriaux, à même de saisir des opportunités de croissance, touchant au tourisme, à l’innovation technologique, aux énergies renouvelables, à l’offre de formations supérieures ou encore à l’alimentation…
« Chaussez de nouvelles lunettes », c’est également savoir transcender les frontières administratives existantes, dans une logique « métropolitaine », alternative possible, pour plus d’équité, au processus de « métropolisation » à la française, concentrant les fonctions tertiaires supérieures au sein des grandes villes, au détriment, disons-le, d’un tissu péri-urbain en extension.
Il s’agirait alors de dépasser les clivages entre espaces urbains et ruraux, d’envisager de nouvelles solidarités autour de « territoires de projet » et donc, par là-même, de mieux faire reconnaître le rôle « charnière » assumées par nos villes moyennes, entre les métropoles et la ruralité.
« Chaussez de nouvelles lunettes », c’est enfin appeler nos territoires à renouveler la façon de concevoir et de débattre de leur avenir et alors que la représentation politique est en crise, que les savoirs académiques sont remis en cause ou concurrencés par l’expression de certains réseaux sociaux, distillant, allégrement, des contre-vérités ou des assertions diffamatoires et que la démocratie participative peine à trouver son chemin, en ayant bien du mal à éviter le piège de la démagogie…
Il serait alors judicieux de dépasser le cercle des « experts » et des initiés en suscitant le croisement des regards, en créant de nouveaux espaces de liberté d’expression, qui associera les décideurs, les forces économiques, le monde associatif et les citoyens….
Laissons en effet la place aux idées iconoclastes, à l’intuition, à l’innovation sociale et à l’imagination politique, par nature fertile, pour peu que les dirigeants concernés veuillent bien s’affranchir du « politiquement correct » et de ses codes de langage préétablis.
Emploi-Collectivités : En plaidant pour la prospective et ses méthodes « disruptives », ne voulez-vous pas d’abord attirer l’attention sur les dangers de la « procrastination » et de l’imprévoyance…
Ph. M : Je me garderai bien de donner des leçons, au regard de la complexité des problématiques et des enjeux à intégrer.
Même si, en effet, le déficit d’anticipation demeure bien présent, tout particulièrement dans notre pays, qui a du mal à regarder l’avenir en face et qui se montre hésitant dans ses choix, que ce soit dans le domaine de l’éducation, des politiques énergétiques ou encore en matière de santé publique…
La pandémie du COVID 19 a mis clairement en évidence ce manque de prévoyance, ayant fortement pénalisé l’efficacité des pouvoirs publics - de l’Etat en l’occurrence - souvent mal préparés face à la gestion des crises en général.
Si la mobilisation sans précédent des soignants a permis de répondre à la demande massive de soins et de prises en charge, cette crise, mal anticipée, s’est révélée très coûteuse, faisant, par ailleurs, apparaitre, au grand jour, les lacunes de notre système de santé.
Comment ne pas souligner également les défaillances avérées dans la production de médicaments et sur ce que cette pandémie a révélé sur les conséquences d’une mondialisation « incontrôlée » nous ayant rendus fortement dépendants de la Chine ou de l’Inde ? Et alors qu’il apparaît vital, à ce jour, de relancer le secteur industriel pharmaceutique afin de relocaliser la production en France d’une liste de 450 médicaments dits « essentiels » et en attendant, de reconstituer les stocks suffisants de produits en rupture (antibiotiques, paracétamol, corticoïdes…).
Dans la réalité, l’exercice du pouvoir se contente, en effet, dans bien des circonstances, d’administrer les choses et de penser le futur comme la continuité du présent. Plus encore, nous confondons, comme évoqué plus haut, prévision et prospective, en mélangeant spéculations et postures du devin… Tout au contraire, la prospective, démarche « politique » par excellence, doit dépasser les simples supputations mais aussi le « cercle de la raison » et nous aider ainsi à envisager le pire et à porter, dans le même temps, des imaginaires inédits, appelés à libérer les esprits et les initiatives.
Emploi-Collectivités : Si la prospective a une histoire, elle a donc aussi un avenir ?
Ph. M : Après avoir été très liée à la planification, la prospective s’est alors intéressée, au cours des années 1970 aux grandes questions environnementales avant de se pencher sur la période 1980 - 2000, sur les potentialités de l’innovation technologique du XXIe siècle…
Et aujourd’hui, confrontée au dictat du « présentisme », les prospectivistes ne désarment pas, parce que conscients des incertitudes pesantes et de notre rationalité « limitée » dans ce monde instable, proposent de ne plus seulement baliser le champ du futur mais, comme le préconise l’ancien PDG de la RATP Jean-Paul Bailly, « d’enrichir la vision de l’ensemble des acteurs ».
Oui, la prospective a encore un avenir et si celle-ci s’appuie sur différentes méthodes et des pratiques multiples, elle est d’abord une attitude, de nature adaptable, destinée : à voir loin (penser l’avenir lointain), à voir large (en prenant en compte la diversité des opinions), à voir profond (repérage des facteurs déterminants) et à penser aussi à l’Homme, à sa place, à son implication et à sa responsabilité…
Elle traduit, quand elle est mise en oeuvre dans les territoires, cette volonté d’agir pour ne pas subir… !
(1) Notre collègue consacrera sa prochaine tribune à l’expérience de la démarche prospective engagée par la Ville de Perpignan
Pour aller plus loin :
Bailly (Jean-Paul), Demain est déjà là : prospective, débat, décision publique, Paris, Editions de l’Aube, 1999
De Courson (Jacques), L’appétit du futur, voyage au cœur de la prospective, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 2005, 122 p.
Fauchard (Liam), Mocellin (Philippe), Conduire une démarche de prospective territoriale, Paris, L’Harmattan, 2009, 146 p.
Godet (Michel), Manuel de prospective stratégique (Une indiscipline intellectuelle, tome 1), Paris, Dunod, 2004, 270 p.
Godet (Michel), Manuel de prospective stratégique (L’art et la méthode, tome 2), Paris, Dunod, 2004, 412 p.
De Jouvenel (Hugues), Invitation à la prospective/An Invitation to Foresight, Editions Futuribles, collection Perspectives 2004, 88 p.
Rapport Vigie 2018, Comment vivrons-nous ? 20 questions pour 2050, Futuribles international, 237 p.